A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU - extrait
- Administrateur
- 12 avr. 2022
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Dernière mise à jour : 9 août 2022
« Bouleversement de toute ma personne.
Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la sécheresse de l’âme, c’était celui qui, plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse et de solitude identiques, dans un moment où je n’avais plus rien de moi, était entré, et qui m’avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi (le contenant qui est plus que le contenu et me l’apportait). Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée ; le visage de ma grand-mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand-mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. Cette réalité n’existe pas pour nous tant qu’elle n’a pas été recréée par notre pensée (sans cela les hommes qui ont été mêlés à un combat gigantesque seraient tous de grands poètes épiques) ; et ainsi, dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant – plus d’une année après son enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments – que je venais d’apprendre qu’elle était morte.
J’avais souvent parlé d’elle depuis ce moment-là et aussi pensé à elle, mais sous mes paroles et mes pensées de jeune homme ingrat, égoïste et cruel, il n’y avait jamais rien eu qui ressemblât à ma grand-mère, parce que, dans ma légèreté, mon amour du plaisir, mon accoutumance à la voir malade, je ne contenais en moi qu’à l’état virtuel le souvenir de ce qu’elle avait été.
(…)
Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur.
(…)
Je me rappelais comme, une heure avant le moment où ma grand-mère s’était penchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes bottines, errant dans la rue étouffante de chaleur, devant le pâtissier, j’avais cru que je ne pourrais jamais dans le besoin que j’avais de l’embrasser, attendre l’heure qu’il me fallait encore passer sans elle. Et maintenant que ce même besoin renaissait, je savais que je pouvais attendre des heures après des heures, qu’elle ne serait plus jamais auprès de moi, je ne faisais que de le découvrir parce que je venais, en la sentant pour la première fois, vivante, véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. Perdue pour toujours ; je ne pouvais comprendre et je m’exerçais à subir la souffrance de cette contradiction : d’une part, une existence, une tendresse, survivantes en moi telles que je les avais connues, c’est-à-dire faites pour moi, un amour où tout trouvait tellement en moi son complément, son but, sa constante direction, que le génie de grands hommes, tous les génies qui avaient pu exister depuis le commencement du monde n’eussent pas valu pour ma grand-mère un seul de mes défauts ; et d’autre part, aussitôt que j’avais revécu, comme présente, cette félicité, la sentir traversée par la certitude, s’élançant comme une douleur physique à répétition, d’un néant qui avait effacé mon image de cette tendresse, qui avait détruit cette existence, aboli rétrospectivement notre mutuelle prédestination, fait de ma grand-mère, au moment où je la retrouvais comme dans un miroir, une simple étrangère qu’un hasard a fait passer quelques années auprès de moi, comme cela aurait pu être auprès de tout autre, mais pour qui, avant et après, je n’étais rien, je ne serais rien. »
Marcel Proust - Sodome et Gomorrhe
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