TARTUFFE Théorème
- Administrateur
- 13 mai 2022
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 août 2022
C’est avec le sourire aux lèvres, des étoiles dans les yeux et le coeur empli de joie que je suis sortie de la première de TARTUFFE-Théorème au Théâtre de la Criée, à Marseille.
Grand succès - amplement mérité - pour cette première !
La mise en scène est très réussie, à la fois libre et exigeante : elle ouvre la porte aux questionnements, tout en livrant une vision personnelle et en nous faisant rire !
Les décors, costumes, lumières, musiques et son, la troupe, la direction d’acteurs servent admirablement la vision de Macha Makeïeff : un Tartuffe de roman noir, qu’elle décrit aussi comme un double du visiteur du Théorème de Pasolini.
Les références littéraires et cinématographiques sont nombreuses, sans être jamais pesantes. Nul besoin de les connaître pour apprécier le spectacle !
Et le travail conjoint des acteurs et de la lumière de Jean Bellorini créent des images saisissantes…
Les premiers instants insufflent une atmosphère angoissante… Nous plongeons dans l’inconnu…
Tartuffe s’impose en chef de clan ; il se tient de dos et je me suis immédiatement sentie envahie, happée par son pouvoir occulte, par sa puissance dangereuse… puis il croise le regard d’Elmire, semble troublé (destin fatal ou plan machiavélique ?) et son trouble disparaît dans un rire qui m’a glacé le sang.
La dernière scène est toute aussi impressionnante… dans la folie de Tartuffe qui jaillit, sans plus aucun filtre pour la masquer.
Deux scènes dans lesquelles Xavier Gallais ne prononce aucun mot, et qui sont d’une force d’évocation, d’une intensité extraordinaires…
C’est l’un de ses nombreux talents : investir pleinement la scène, la salle toute entière de sa présence, à la fois physique (le regard, le visage, les mains, le corps tout entier !) et sensible…
Sans doute ce que Macha Makeïeff appelle le charisme !
Le décor, le travail de la lumière, du son et de la musique contribuent aussi à rendre l’atmosphère inquiétante, comme dans les meilleurs films ou romans de suspense….
La présence silencieuse de certains personnages, membres de la famille, ou mystérieux étrangers qui hantent les lieux participe aussi de cette étrangeté…
Citons ici Luis Fernando Pérez, dans le rôle de Laurent, ombre et cerbère de Tartuffe.
Nous nous sentons parfois projetés au coeur d’une nature hostile…
mais la nature humaine n’est elle pas notre pire ennemie ?
Les miroirs sont également très présents sur scène… jeux de dupes, espionnage, amour de soi, introspection aussi. Ils confrontent les personnage à eux-mêmes, à leur vérité, à leurs failles ; le spectateur aussi, public voyeur qui regarde cette famille exploser, se moque, juge…
Au fond, valons nous mieux que ce Tartuffe ou qu’Orgon et sa famille ? Que ferions nous à leur place ?
Cette complexité des rapports humains est tellement universelle ! Entre attirance et rejet, envenimés par les luttes de pouvoir, les idéologies, la jalousie, le dépit et par nos propres démons …
?
Les personnages féminins d’ailleurs ne sont pas en reste : elles savent s’affirmer et se montrent parfois aussi troubles que les hommes…. Ainsi, les désirs inassouvis et l’ambivalence d’Elmire (Hélène Bressiant) ou un certain goût du pouvoir de Dorine (Irina Solano).
Dorine, femme libre, vers qui chacun se tourne, qui semble seule capable de contrer Tartuffe et son influence grandissante sur la famille…
La solidité apparente d’Orgon (Vincent Winterhalter) rend l’emprise de Tartuffe d’autant plus inquiétante.
La fougue de la jeunesse de Damis (Loïc Mobihan)
Cléante, le tribun libertin (Jin Xuan Mao)
L’insouciance de Mariane ( Nacima Bekhtaoui) qui s’efface entre soumission et désespoir.
L’orgueil blessé de Valère (Jean-Baptiste Levaillant)
Le regard désabusé de Flipote (Pascal Ternisien)
La douce folie de Madame Pernelle (Jeanne-Marie Levy).
Face à cette étrange famille, prête à s’effondrer, Tartuffe (Xavier Gallais) menace, se moque, est violent, redevient un enfant, charmeur et cruel. Submergé par ses sentiments ou son attirance, il semble s’abandonner, mais en est-il capable ? En a-t-il la liberté ? Ou est il plus fourbe que jamais ? Manipulateur, fou à lier, oiseau de nuit et de mauvais augure, sur ses gardes, instinctif, prédateur, triomphant…
Un aigle au regard perçant, qui à la fois force notre admiration et nous effraie…
Plus qu’un prédateur, le diable incarné, à moins que…
La scène dans laquelle Damis dénonce à son père, Orgon, l’hypocrisie du faux dévôt est fascinante… Tartuffe traverse des humeurs successives et en joue avec talent et conviction : la rage d’être piégé, la sincérité touchante de l’aveu, la manipulation de son bienfaiteur, la fausse bienveillance à l’égard de son accusateur, le triomphe quand celui-ci est banni par son père.
Toutes ces émotions, ces changements d’états passent par des modulations de la voix, du regard, de la gestuelle de Tartuffe ! Sommes nous dans la manipulation pure ou aux confins de la folie, en présence de personnalités multiples ?
Xavier Gallais est sur le fil… bascule avec précision (et délectation me semble-t-il) en une fraction de secondes d’un état à l’autre…
Et toujours avec une diction d’une qualité rare !
Les alexandrins sont mis en valeur tout en paraissant naturels… Sur ce plan, chapeau bas tout particulièrement à Vincent Winterhalter et Xavier Gallais. L’ensemble de la troupe porte cette exigence, mais tous deux sont passés maîtres !
On rit beaucoup aussi, tout au long de cette pièce qui nous divertit tout en nous amenant à réfléchir sur nous-mêmes et la société qui nous entoure.
Un immense bravo et merci à tous pour ce Tartuffe étonnant, inquiétant, passionnant et jubilatoire
🌟🌟🌟🌟🌟🌟🌟🌟🌟
Un peu plus de six mois plus tard, après avoir suivi le spectacle à Paris, Angers, Villeurbanne, Anglet, Créteil et Amiens….
Vendredi 13 Mai, à la Comédie de Caen, à Hérouville Saint-Clair : dernière de la saison après une longue tournée de Tartuffe de Molière, dans la mise en scène de Macha Makeïeff.
🌟🌟🌟Une fête !🌟🌟🌟
Je suis prête, bien installée…
Un coup d’oeil à la distribution… C’est Arthur Igual que j’ai vu aux Bouffes du Nord, qui a repris le rôle d’Orgon pour ces dernières dates ; comme à Amiens, Edouard Eftimakis tient le rôle de Damis ; enfin comme à Créteil, Rúben Yessayan dans le rôle de Laurent.
Une pensée pour Vincent Winterhalter, Loïc Mobihan et Luis Fernando Pèrez, que j’ai tant aimé voir et revoir incarner ces personnages !
La lumière se tamise, laissant le salon bourgeois imaginé par Macha Makeïeff dans une semi-pénombre.
Une atmosphère immédiatement pesante… Tartuffe entre, et toute la salle est captivée, sous l’influence de ce personnage mystérieux qui semble prendre le pouvoir sur les lieux, les objets, les êtres.
J’ai vu de nombreuses fois le spectacle… depuis sa création à Marseille début Novembre.
Voir Xavier Gallais sur scène, c’est la promesse d’une expérience différente à chaque fois : une re-création chaque soir.
Le propre du théâtre, me direz vous… Bien plus ! Un talent rare et singulier : saisir l’instant tel qu’il se présente, et sous le regard enthousiaste de Macha Makeïeff, dans le cadre qu’elle a défini, dans le profond respect de Molière et de ses alexandrins, s’approprier cet instant, mettre en valeur ses partenaires, impactés, déplacés, les surprendre et les entraîner à leur tour dans la danse !
C’est ainsi toute la troupe, passionnée, engagée, que j’ai eu la chance et la joie de découvrir, de voir évoluer et de suivre, mois après mois !
Ainsi, à chaque représentation, toujours des mots, des phrases qui résonnent autrement…
Des éléments de la mise en scène qui se révèlent. Un geste, une rupture de ton, un regard, une réaction, des changements presque imperceptibles de la part des acteurs … ces détails qui n’en sont pas, qui bougent les lignes ou modifient la couleur, l’intensité, l’émotion…
Et pour la spectatrice curieuse et passionnée que je suis, la joie de se laisser surprendre, de laisser libre cours à mon regard, mon attention, mon écoute, mes émotions.
Tantôt je suis les acteurs qui s’expriment, au centre de l’action. Tantôt j’observe les réactions de leurs partenaires. Tantôt je m’imprègne des réactions des autres spectateurs…
Le plus souvent, d’ailleurs, je navigue entre ces points de vue, comme une vigie, aux aguets, pour vivre l’expérience le plus pleinement possible.
Oh non, être spectateur ne veut pas dire être passif… c’est être bien présent, pour recevoir, et répondre, par nos réactions, notre concentration, les palpitations de notre coeur.
Je retrouve et redécouvre des scènes dont l’intensité me touche à chaque fois… mais pas exactement de la même façon, pas exactement au même instant, sur le même mot ni le même geste…
Ce sont des rires devant l’obsession ridicule et égoïste d’Orgon :
« et Tartuffe ? ».
Ce sont des sourires un peu gênés :
« ne me retenez pas ! »
« La volonté du ciel soit faite en toute chose ».
Ce sont les retournements de situation, brillamment écrits par Molière - roi du suspense ! - et magnifiquement transposés et interprétés par la troupe :
- l’aveu sincère : « oui, mon frère je suis un méchant, un coupable… »
- tout ce qui se lit sur les visages, dans les regards des témoins de la scène, Valère, Damis, Mariane, Cléante : d’abord l’incrédulité, le soulagement de voir Tartuffe enfin démasqué puis l’effroi quand ils réalisent que ce grand acteur-menteur-manipulateur retourne une fois encore la situation à son avantage ;
- le rire d’Elmire, aussi, qui observe, je crois avec une pointe d’admiration le talent de Tartuffe pour aveugler son mari !
Puis mon coeur se serre, se brise en ce soir de dernière, quand Mariane abandonne Tartuffe à sa solitude, après lui avoir laissé imaginer qu’elle était sensible à son charme : un face à face imaginé par Macha Makeïeff… et une brillante trouvaille pour conclure la tournée !
Une perplexité angoissante quand Tartuffe, vaincu, démasqué, est parcouru de rires grimaçants et incontrôlables… Un accès de folie ? Ou une forme de soulagement - tel un enfant pris en flagrant délit, qui ne veut pas perdre la face ou un criminel en cavale qui va pouvoir enfin se reposer ?
Et le geste poignant de Mariane, qui vient avec beaucoup de pudeur et de douceur consoler son père, désespéré, celui-là même qui l’avait pourtant traitée avec bien peu d’égards pour ses sentiments et ses prières.
Dernière image qui signe aussi la fin de ce que l’on peut regarder comme un terrible cauchemar.
En cette dernière de la saison, les mains de Tartuffe m’ont captivée !
Elles m’avaient déjà marquée, impressionnée : séductrices, manipulatrices, virevoltantes, hors de contrôle…
J’ai réalisé à quel point elles ont une place particulière, comme elles viennent, avec grand art et précision du geste, souligner avec raffinement et sans ostentation les pulsions, les émotions du personnage, tout au long du spectacle et quelle que soit la situation…
Les mains qui caressent,
Les mains qui étranglent,
Les mains qui prient,
Les doigts qui giflent, qui jouent,
Les mains qui s’emparent des papiers, de la fortune,
Les mains qui se crispent dans la douleur et la jouissance de la mortification,
Les mains qui pardonnent (ou font mine de pardonner),
Les mains qui laissent faire,
Les mains qui protègent de la lumière aveuglante,
Les mains victorieuses,
Les mains aux mouvements, aux élans incontrôlés,
Les mains qui enlacent,
Les mains qui séduisent,
Les mains qui adoubent,
Les mains qui remercient,
Les mains qui donnent ou reprennent,
Les mains qui aiment,
Les mains collées, accrochées aux vitres,
L’ombre des mains de Tartuffe sur la robe d’Elmire,
Les mains marquées de signes mystérieux,
Les serres de l’oiseau de proie,
Les griffes du vampire…
Macha Makeïeff parle souvent de la présence arachnéenne de Xavier Gallais dans ce rôle… tissant sa toile, agile, toujours là où on ne l’attend pas…
Cette agilité, cette personnalité multiple, changeante, dangereuse, séduisante donne à ce TARTUFFE Théorème une densité, une épaisseur hors-normes.
Cette interprétation rend compte avec beaucoup d’intelligence des contradictions des sentiments humains : derrière les desseins les plus noirs et égoïstes se cachent souvent des failles, des blessures mal cicatrisées. Plus qu’un être vil et ridicule, Macha Makeïef et Xavier Gallais font de Tartuffe un être infiniment complexe… et finalement terriblement imparfait et humain… Ainsi, sans lui pardonner ses méfaits, nous pouvons ressentir le sentiment d’abandon, de solitude, qui le pousse peut-être à vouloir contrôler, maîtriser, prendre le pouvoir… et éprouver pour lui de la compassion.
Cela nous ouvre aussi des horizons dans la compréhension des situations de domination ou d’emprise. Le manipulateur sait se faire aimer ou au moins être pris en pitié, pour mieux influencer, emprisonner sa proie.
A la réflexion, chaque personnage peut être regardé sous cet angle : l’angle du manque, de la recherche d’une réparation
Mme Pernelle, femme vieillissante, qui veut imposer sa loi pour exister encore,
Flipote, Dorine et Monsieur Loyal méprisés, rejetés,
Cléante, tribun que personne n’écoute,
Elmire, jeune femme mal aimée,
Orgon, avide d’amour exclusif et d’affirmer son autorité,
Damis, fils méprisé par son père,
Mariane, sous l’emprise d’un père abusif et déçue par la faiblesse de son amant,
Valère, si peu sûr de lui.
Et bien sûr, le spectacle et le travail de la troupe sont nourris de ces références que je m’étais gardée d’évoquer jusque là ; je ne résiste plus à la tentation d’en citer quelques unes : Dom Juan, La nuit du chasseur, Rebecca, Nosferatu, Dracula, Mort à Venise, Joker… et Théorème, évidemment…
L’une des autres grandes qualité de la mise en scène est de créer des liens avec ces oeuvres, des images qui entrent en résonance avec les souvenirs de certains d’entre nous, et ne gênent en aucun cas les spectateurs qui ne remarqueraient pas ces rapprochements…
Ces inspirations, la transposition dans les années 50, les choix musicaux, la passion de Mariane pour la photographie ainsi que les scènes très marquantes que Macha Makeïeff a ajoutées (sans toucher au texte) confèrent à son Tartuffe une tonalité, une sensibilité très personnelles qui soulignent encore, à mes yeux, l’acuité de la pièce de Molière, plus de 350 ans après son écriture.
J’ai été, tout au long de « ma tournée » de spectatrice avec ce Tartuffe, à la fois touchée par la justesse de ce texte, par la beauté des alexandrins, et frappée par les questions très concrètes qu’elle nous pose sur notre propre manière de vivre, de subir, d’accepter pour nous-mêmes ou les autres l’inacceptable…Avec ces miroirs, omniprésents qui nous renvoient à nos propres turpitudes…
En ce soir de dernière, l’accueil du public est encore une fois très chaleureux, les applaudissements enthousiastes ! Les sourires et la joie sur les visages des artistes font chaud au coeur 💗
Je suis infiniment reconnaissante à Molière, à Macha Makeïeff, dont j’ai eu grand plaisir à découvrir le travail, l’inspiration et la personnalité, à toute la troupe réunie sur scène et dans l’ombre.
Merci à toutes et tous pour ces moments de joie, de rires, ces frissons, ces battements de coeur, ces rencontres.
Merci pour l’enthousiasme et le partage.
Je suis déjà impatiente de vous retrouver !
DISTRIBUTION
Xavier Gallais - Tartuffe
Arthur Igual en alternance avec Vincent Winterhalter - Orgon, mari d’Elmire
Jeanne-Marie Lévy - Madame Pernelle, mère d’Orgon
Hélène Bressiant - Elmire, femme d’Orgon
Jin Xuan Mao - Cléante, frère d’Elmire
Loïc Mobihan, en alternance avec Edouard Eftimakis - Damis, fils d’Orgon
Nacima Bekhtaoui - Marianne, fille d’Orgon
Jean-Baptiste Le Vaillant - Valère, amant de Mariane
Irina Solano - Dorine, amie de la famille
Luis Fernando Pérez, en alternance avec Rubén Yessayan - Laurent, faux dévot
Pascal Ternisien - Monsieur Loyal, huissier, Flipote, la bonne
et la voix de Pascal Rénéric - L’exempt
Lumière Jean Bellorini
Son Sébastien Trouvé
Musique Luis Fernando Pérez
Danse Guillaume Siard
Coiffure et maquillage Cécile Kretschmar
Régie générale André Neri
Assistants mise en scène
Gaëlle Hermant, Sylvain Levitte
Assistant dramaturgie Simon Legré
Assistante scénographie Clémence Bezat Assistante costumes Laura Garnier
Assistant Lumière Olivier Tisseyre
Assistant son Jérémie Tison
Diction Valérie Besançon
Graphiste Clément Vial
Régisseuses plateau
Emilie Larrue, Solène Ferréol
Cheffe machiniste Kayla Krog
Régisseur son Jérémie Tison
Régisseur lumières Olivier Tisseyre
Régisseuse costumes Nadia Brouzet
Maquilleuse Hermia Hamzaoui
Couturière Céline Batail
Confection d’accessoires Soux, Marine Martin-Ehlinger
Fabrication décor Ateliers du Théâtre National Populaire, Villeurbanne
Stagiaires Pavillon Bosio Ecole Supérieure d’arts plastiques de Monaco Sisi Liu, Morgane Mouysset
Stagiaire plateau Chloé Théodose
Stagiaire costumes Mila Dastugue
Production
La Criée Théâtre national de Marseille
Coproduction
Théâtre National Populaire
En partenariat avec le Pavillon Bosio -École Supérieure d’arts plastiques de Monaco
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